24 mai 2011

Cría Cuervos

Ana, 9 ans, vit dans une bulle fantasmée. Dans la grande maison madrilène de sa tante, la petite fille n'a plus aucun repère depuis la mort de sa mère, éteinte par chagrin, la faute à un père militaire absent et exécrable. Lorsque ce dernier décède à son tour, elle est persuadée d'être la cause de sa mort. Malgré cela, Ana continue d'occuper ses vacances à jouer avec ses deux sœurs, passer du temps avec sa grand-mère... et faire apparaître sa mère de son esprit. Stricte et peu maternelle, bientôt, l'envie de tuer sa tante la hante.
Cría Cuervos, prix du Jury à Cannes en 1976, est le cinquième film du réalisateur espagnol Carlos Saura. Avant de s'intéresser à la musique et la danse dans ses films, le cinéaste s'est avant tout fait le maître de l'allégorie politique : sa lutte contre le franquisme à travers les symboles (Le Jardin des délices, Anna et les loups) vient bientôt croiser celle de l'enfance. Cette rencontre thématique provoque Cría Cuervos, sans doute l'un de ses plus beaux films, et l'un des plus beaux films sur l'enfance aussi.
Figées dans le temps, les photographies du générique cristallisent un présent décédé. Visage aux traits fins, deux grands yeux noirs écarquillés de mystère, Ana ressort déjà plein d'énigme. Cet enfant appartient au passé, un peu comme sa grand mère inerte dont seuls les souvenirs imagés la font tenir par évasion. La petite fille est synonyme de jeunesse, la grand-mère de génération vécue. Mais les deux figures sont d'égal à égal immobiles dans un présent qui semble ne plus leur appartenir. La franquisme suinte le film de Saura. Ana est, comme sa mère, victime de cette figure militaire froide et insensible, plus apte à apprécier la poitrine généreuse de la bonne que l'amour d'une mère et de trois filles. Climat de terreur intime. Cette grand-mère est pareillement l'image de ce peuple usé et vieillit. Dans ce décentrement narratif (cette famille décousue agit comme le microcosme d'une société tout entière), la mise en scène obscure et amorale de la jeune protagoniste n'en devient que plus pertinente.
Mais au-delà de l'envergure sociale, Cría Cuervos est également un vrai film sur l'enfance. Hantée, Ana reçoit chaque émotion comme un coup de poignard, ce qui suscite alors chez elle des interrogations trop complexes pour être lues pleinement. Sa plongée dans un passé incessant devient alors une bouée de secours. Saura filme ces nombreuses séquences de fantasme (ou de flashbacks) avec le même esthétisme cadré que le reste. Ainsi, passé, présent, réalité et rêveries nostalgiques se confondent et se mélangent dans ce drame tant naturaliste que bucolique, ceci pour marquer d'autant plus l'esprit du spectateur perdu, du moins autant qu'Ana.
Cría Cuervos s'indigne d'une jeunesse bafouée, qui reproduit dans un réalisme cruel les affrontements de leurs parents défunts, qui souhaite la mort comme cette mère délaissée la souhaitait dans des cris de souffrance. Évitant tout discours prolixe, Carlos Saura parvient à dépeindre avec génie les tourments qu'inflige un monde adulte malade à ses propres enfants, comme oubliant la fragilité de leur sensibilité. Là où Alfred de Musset écrivait dans La Confession d'un enfant du siècle « Qu'importe de quoi parlent les lèvres, lorsqu'on écoute les cœurs se répondre. », Carlos Saura offre l'image des yeux ronds d'Ana Torrent, la contine musicale Porque te vas... Le tout pour un même chef d'œuvre intemporel, tourné vers les étoiles qui ne s'éteignent jamais.


Réalisé par Carlos Saura
Avec Géraldine Chaplin, Ana Torrent, Conchita Perez
Film espagnol | Durée : 1h52
Date de sortie en France : 03 Juin 1976

1 avis gentiment partagé(s):

Claire a dit…

Ce film là fait partie des meilleurs films que j'ai jamais vus (comme par exemple 'L'odeur de la papaye verte', dans un tout autre style bien sûr).
Ils entrent en nous, pour ne plus ressortir.

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